Chapitre 24
Mardi serait une nouvelle journée de tension et d’attente. Brian partit travailler tôt, n’ayant pas l’air d’être affecté de s’être couché tard. Andy et moi étions une nouvelle fois coincés ensemble. L’appartement commençait un peu à ressembler à une maison d’arrêt pour nous deux. Même si Andy paraissait avoir mis la pédale douce sur toutes ses conneries de pessimiste, ce n’était tout de même pas une partie de plaisir de le côtoyer. Franchement, je ne savais pas encore combien de temps cette stratégie de cohabitation allait tenir. Si j’étais déjà fatiguée de traîner avec mon frère, je ne pouvais imaginer ce qu’enduraient Adam et Dominic avec Raphael et les jérémiades de William – qu’ils avaient rappelé comme promis pour le récupérer dans un pire état d’hystérie que la fois précédente. Surprise surprise, Dougal n’avait pas bien accueilli le message qui lui avait été transmis.
Les chaînes d’information diffusaient encore en boucle la conférence de presse d’Adam. Il était donc hors de question de regarder la télévision, même si la Société de l’esprit avait dû interrompre sa campagne de recrutement. J’étais contente de ne pas être abonnée à un quotidien parce que je savais très bien quelle en serait la première page. Que ce jeu soit finalement payant ou non, il y aurait encore pas mal de retombées à venir.
Je lisais un livre – bon, je gardais plutôt les yeux rivés sur les pages jusqu’à ce que les lettres se mélangent entre elles – et Andy faisait je ne sais quoi sur Internet quand le téléphone sonna. Je m’attendais à un appel de journaliste, mais la présentation du numéro afficha celui du domicile d’Adam et Dom. Je décrochai.
— Allô ?
Puisque Adam était censé travailler aujourd’hui, ce devait être Raphael ou Dom. La panique me prit quand ce fut la voix d’Adam qui me répondit.
— Nous avons un petit souci, dit-il.
Pourquoi Adam n’appelait-il jamais pour annoncer de bonnes nouvelles ?
— Quoi encore ? demandai-je. Et qu’est-ce que tu fais chez toi ? Je croyais que tu travaillais aujourd’hui.
— C’était le cas, répondit-il d’une voix dans laquelle je perçus presque sa grimace. On m’a suggéré que ce serait peut-être le bon moment de prendre un de ces jours de vacances que j’ai accumulés. Ce n’était pas vraiment un ordre, mais je pense que c’en serait devenu un si j’avais refusé.
Je soupirai.
— C’est à cause de la conférence de presse ou parce que tu n’as pas vraiment coopéré quand on t’a interrogé au sujet de la fusillade ?
— Les deux, je suppose. J’ai l’impression que j’ai de la chance de ne pas avoir été viré. Pas encore. Mais peu importe. Comme je t’ai dit, nous avons un petit souci. J’ai reçu une visite au poste avant de rentrer à la maison. Tu ne vas pas me croire ; c’était Dougal.
— Quoi ? couinai-je.
Andy abandonna ce qu’il faisait sur Internet et se tourna vers moi l’air paniqué.
— Il est entré au poste de police et a dit qu’il voulait me parler. J’ai supposé qu’il ne s’agissait pas vraiment de Dougal malgré ce qu’il prétendait mais, quand il est monté à mon bureau, il m’a laissé vérifier son aura. À moins que Raphael ou Lugh ait changé d’hôte et nous fasse une plaisanterie tordue, c’était Dougal.
— Bon Dieu de merde.
Je ne trouvai rien d’autre à dire.
— Quoi ? demanda Andy, l’air toujours inquiet.
— Adam a parlé à Dougal, dis-je, parce que si je ne répondais pas à Andy, il ne la fermerait pas. Laisse-moi finir ma conversation et je te raconterai ensuite. (J’attendis une seconde pour voir si Andy allait se mutiner, mais non.) Alors que t’a-t-il dit ? demandai-je à Adam.
— Il venait me voir pour me faire savoir qu’il acceptait notre invitation. Il a proposé que Lugh et lui se retrouvent ce soir à 18 heures près des restaurants de la Galerie pour discuter des conditions du duel. Il a supposé que l’endroit était assez public pour que ni Lugh ni lui ne craignent une attaque prématurée.
Merde ! Nous avions tous pensé que Dougal allait renâcler mais sûrement pas essayer de nous précipiter.
— Qu’est-ce qu’il prépare ? murmurai-je sans que ce soit vraiment une question à l’intention d’Adam.
— D’après moi, il essaie de s’assurer un effet de surprise. Nous le tenions en quelque sorte par les couilles et il va tirer avantage de tout ce qu’il peut.
— Dis à Adam qu’il vienne nous retrouver ici avec Dominic et Raphael.
— Et le reste du Conseil ? demandai-je.
— Quoi ? fit Adam.
— Je parle à Lugh, répondis-je d’un air absent.
— Nous n’avons pas le temps de rassembler tous les membres ni d’avoir un grand débat, pas si nous voulons avoir la possibilité d’honorer le rendez-vous.
Je n’aimais pas l’idée de garder Saul, Barbie et Brian hors du coup. Surtout Brian qui serait en colère après moi pour ne pas l’avoir aussitôt informé de ce qui se passait. De plus, je me demandais si Lugh ne prévoyait pas quelque chose qu’il préférait que seuls quelques membres entendent.
— Dis à Adam de venir avec Dominic et Raphael, insista Lugh d’une voix impatiente.
Je résistai à l’instinct naturel qui me poussait à freiner des quatre fers quand quelqu’un me donnait des ordres. Il était déjà 14 heures, et quatre heures ne suffiraient peut-être pas pour organiser cette rencontre, si nous décidions de nous rendre à ce rendez-vous. Brian travaillerait jusque après 17 heures. Si je souhaitais préserver un semblant de normalité dans sa vie, il valait mieux que je fasse ce que Lugh me disait. Ou plutôt me commandait.
— Lugh veut que tu viennes chez moi avec Raphael et Dominic pour que nous en discutions, dis-je à Adam.
Adam hésita un instant sans que je sache pourquoi. Peut-être était-il inquiet à l’idée de laisser William sans surveillance – même si ce dernier était tellement abattu qu’il ne pouvait être une grande menace. Ou peut-être parce qu’il n’aimait pas que Dom soit impliqué dans le plan que Lugh allait concevoir. Malgré tout, il ne pouvait pas le laisser seul sans protection à la maison. L’amener avec lui était un moindre mal.
— Je suis là dans une demi-heure, déclara Adam.
Je fronçai les sourcils.
— Tu ne peux pas venir plus vite ? Nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Je peux arriver plus tôt si cela ne te dérange pas que nous ayons les journalistes sur les talons pour le reste de la soirée.
— Oh. Prends ton temps alors.
Il ricana doucement avant de raccrocher. Comme d’habitude, sans un « au revoir » poli.
— Je vais devoir prendre le contrôle quand tout le monde sera là, m’informa Lugh dès que j’eus fini la conversation.
Comme je me sentais toujours un peu stupide à parler toute seule à voix haute, je me retirai dans ma chambre où Andy ne pouvait me voir en action. Comprenant comme d’habitude ce que je faisais, Lugh attendit que je ferme la porte pour me parler de nouveau.
— Tu vas promettre de bien m’écouter, dit-il.
Toutes les cellules de mon cerveau se mirent en état d’alerte.
— Quoi que tu aies à dire, je suis certaine de ne pas apprécier.
Lugh hésita un moment avant de poursuivre.
— Nous devons rencontrer Dougal. Il n’a jamais été aussi vulnérable, mais si nous lui posons un lapin, il pourrait se vexer et retourner au Royaume des démons.
— Comment y parviendrait-il ? Personne n’est assez fort pour l’exorciser, si ce n’est toi ou Raphael.
Lugh resta silencieux et je secouai la tête en comprenant la fausse hypothèse se cachant derrière mes propos : j’avais supposé que Dougal ait pu éprouver des scrupules. Tout ce qu’il avait à faire pour rentrer chez lui, c’était tuer son hôte, et cette éventualité ne l’empêcherait pas de dormir. Si tant est que les démons dorment.
— D’accord, dis-je. Nous avons rendez-vous avec Dougal. Maintenant, dis-moi ce qui, selon toi, risque de me déplaire. Autre que le fait que tu prennes le contrôle pour la seconde fois en deux jours, ce qui va me donner une migraine du tonnerre.
— Pour la plupart des démons – même les démons de sang royal comme William – Dougal, Raphael et moi nous ressemblons sur la Plaine des mortels. Mais Dougal sera capable de nous différencier Raphael et moi. Un peu comme les parents humains sont capables de faire la différence entre leurs enfants jumeaux alors que les autres personnes ne le peuvent pas. (Mon cœur se serra. Dévoiler au camp adverse que Lugh me possédait n’allait pas me faciliter la vie.) Tu ne comprends pas, poursuivit Lugh. Raphael a déjà prétendu qu’il était moi dans le corps de Tommy Brewster. Même si William n’a pas été en mesure de dresser un portrait très précis de Tommy, mon frère sait au moins que je suis censé être dans le corps d’un homme.
— Et alors ? demandai-je, malgré les poils de ma nuque qui commençaient à se hérisser.
Mon inconscient comprend souvent plus vite que ma conscience. Je suppose que c’est parce que le déni n’a aucun effet sur mon inconscient.
— Alors si je me présente avec toi comme hôte, Dougal va se demander à qui William a vraiment parlé.
Je laissai échapper un petit ricanement.
— Il ne se posera pas la question. Il saura qu’il s’agit de Raphael. (Je fronçai les sourcils.) Ou bien il croira que tu as changé d’hôte entre-temps.
— Il saura qu’il s’agissait de Raphael. Si j’avais changé d’hôte, mon nouvel hôte serait un homme, pas une femme. Notre tendance naturelle est de posséder des hôtes du même sexe que nous, et si Dougal pensait que j’avais choisi un hôte femme, il serait très très curieux de savoir pourquoi.
— Je ne comprends toujours pas. Il aura des soupçons quelle que soit la situation. Il sait que nous voulons le tuer. Est-ce important s’il découvre que c’est Raphael qui a parlé à William ?
— C’est important parce qu’il vaut mieux que Dougal ne sache pas que Raphael est de notre côté.
Je fronçai les sourcils.
— Nouvelle de dernière minute ! Il le sait déjà.
— Non. Il sait que Raphael ne veut pas que Dougal me tue. Mais il y a une grande différence entre se mêler des plans élaborés par Dougal pour me tuer et disons, faire partie du Conseil royal. Et comme tu l’as peut-être remarqué, Raphael est bien plus retors que moi. Dougal pense que c’est ce qui me rend faible. Je veux qu’il continue à penser que je suis faible et je préférerais qu’il ne sache pas que Raphael me conseille.
Mon inconscient gifla promptement ma conscience afin que je mette un terme à mon déni.
— Tu veux te rendre à ce rendez-vous dans le corps de Tommy Brewster. (Je m’assis sur le lit, la tête entre les mains.) Mais il faudra que Raphael sorte du corps de son hôte. C’est pour cette raison que tu veux que Dominic vienne ici. Tu veux qu’il héberge Raphael.
— Seulement de manière provisoire, s’empressa de me rassurer Lugh. C’est l’affaire de quelques heures, au maximum. Je ne pense pas qu’ils s’apprécient particulièrement, mais ils ne se détestent pas non plus.
Une douleur sourde s’éveilla derrière mes yeux, mais j’étais sûre que c’était le fait de mon imagination. Lugh pouvait m’empêcher de souffrir de maux physiques – à l’exception de ceux que je subissais après les changements de contrôle. Comme Lugh devait s’en douter, je détestais vraiment l’idée que Raphael possède le corps de qui que ce soit d’autre. Surtout d’un homme gentil comme Dominic. Nos seuls alliés humains étaient Brian, Barbie et Andy. Je ne voulais pas imaginer la réaction de Saul à l’idée que Raphael prenne possession du corps de Barbie – et Lugh devait être du même avis. Brian était au bureau et j’avais déjà décidé qu’il allait y rester. Et ce serait une punition d’une extrême cruauté de demander à Andy d’héberger Raphael pour la troisième fois alors qu’il haïssait ce démon.
— Quel genre de difficulté vas-tu me poser ? demanda Lugh, d’une voix légèrement amusée.
— Est-ce que cela changerait quelque chose à ton plan ?
— Non. Ça me compliquerait juste un peu la tâche.
— Je suis contente que cela t’amuse, répondis-je sur un ton revêche.
Mais je savais qu’il avait raison.
Lugh devait être aux commandes de mon corps pour en sortir et se transférer dans un autre. Il pouvait prendre le contrôle de force, s’il en avait le temps, mais ce serait extraordinairement désagréable pour moi. Et même s’il n’y parvenait pas par la force, dès que Raphael arriverait, il comprendrait aussitôt le problème. Il lui suffirait de m’assommer pour que toutes mes barrières mentales s’effondrent.
— Je ne m’opposerai pas, cédai-je enfin.
— Merci.
Je ne sais pas si cela valait la peine de me remercier. Résister à la prise de contrôle serait pénible pour moi, pas pour lui. Je pouvais être tentée de me battre mais je n’en avais pas l’énergie. Il se passait trop de choses autour de moi pour que je gâche mes ressources mentales en un combat inutile.
Lugh me laissa le contrôle jusqu’à l’arrivée d’Adam, Dom et Raphael. Dès que j’eus fermé la porte derrière eux, Lugh frappa poliment contre les barrières de mon esprit et, avec un soupir résigné, je le laissai entrer.
— Allons-nous nous rendre au rendez-vous proposé par Dougal ? demanda Raphael avant que Lugh ait le temps d’émerger.
— Oui, répondit Lugh. Asseyons-nous, voulez-vous ?
C’était un peu effrayant qu’il suffise d’une seule phrase accompagnée du langage corporel adéquat pour que tout le monde comprenne que je n’étais plus aux commandes de mon corps. D’après leurs expressions, ils le savaient.
Adam, Dom et Andy s’assirent sur le canapé. Adam passa son bras autour des épaules de Dom et le rapprocha de lui pour donner à Andy un peu plus d’espace. Apparemment, les hommes – les hétéros, du moins – étaient nerveux dès qu’il était question d’être assis trop près les uns des autres sur un canapé. Raphael, dans son habituel style de loup solitaire, était affalé sur la causeuse. Lugh resta debout.
Après un silence pesant, Lugh se lança dans la même démonstration qu’il m’avait exposée. Il avait simplement moins l’air de s’excuser quand il dévoila son plan aux hommes. Ce ne doit pas être très royal de s’excuser.
Personne ne l’interrompit. Pourtant, d’après leurs visages, il était facile de comprendre qu’ils avaient deviné où Lugh allait en venir, avant même qu’il y arrive.
— Il faut donc que je rencontre Dougal dans le corps de Tommy, conclut Lugh, même s’il savait qu’ils avaient compris rien qu’en observant leur regard. Ce qui signifie que quelqu’un d’autre doit héberger Raphael pendant quelques heures.
Le visage de Dom pâlit et le bras d’Adam se resserra autour des épaules de son amant. Andy croisa les bras sur son torse et plongea du menton en refusant tout échange de regards.
Raphael éclata de rire. Un rire cassant et amer.
— Quelle joie d’être accueilli à bras ouverts !
— N’aggrave pas la situation, mon frère, marmonna Lugh en adressant à Raphael un regard cinglant.
Il ne s’attarda pas sur lui. Andy ne voulait pas l’affronter, mais Lugh lui parla tout de même.
— Je sais à quel point tu ne t’entends pas avec mon frère, dit-il. Je ne te demanderai pas de l’héberger de nouveau.
Andy ferma les yeux. Ses épaules s’affaissèrent en même temps qu’il laissa échapper un long soupir de soulagement. Une lueur rebelle embrasa le regard d’Adam.
— Tu ne peux pas demander ça à Dom ! s’exclama-t-il.
L’étreinte d’Adam devait être suffisamment ferme pour faire mal à Dom, mais ce dernier ne paraissait pas vouloir s’en plaindre. Adam, le souffle court, serrait et desserrait le poing sur son genou.
— Si, je le peux, répondit Lugh en insistant doucement. C’est un membre du Conseil.
— Il est…, commença Adam.
— Il est adulte, lâcha Dom, et il n’a pas besoin que tu parles en son nom.
Je ne l’avais jamais entendu s’adresser à Adam aussi durement. Il devait être réellement bouleversé par l’idée d’héberger Raphael.
Adam restait rarement sans voix. Pour une fois, ce fut le cas. Il regardait Dom comme s’il ne l’avait jamais vu.
— Tu veux que je reste là sans rien dire ? lui demanda-t-il d’un air incrédule.
Malgré son bras toujours passé autour des épaules de Dom, je notai que son étreinte s’était détendue.
— Ne vous disputez pas pour ça, intervint Raphael.
Il n’avait plus son air amusé et amer. Il prit une expression grave et dénuée de méchanceté en se tournant vers mon frère.
— Ce devrait être toi, Andrew. Que tu m’aimes ou pas, tu as passé une dizaine d’années en ma compagnie. Tu es capable de me supporter quelques heures de plus.
La colère me submergea. Si j’avais été aux commandes de mon corps, j’aurais eu quelques mots à dire à Raphael.
Andy secoua la tête en signe de refus, son attention toujours rivée sur la table basse comme si ce meuble le fascinait.
— Je ne peux pas, murmura-t-il.
Raphael retroussa les lèvres en un rictus méprisant.
— Tu as déjà du mal à te pardonner de m’avoir laissé prendre Tommy, un parfait inconnu et un sacré barjot. Comment vas-tu pouvoir vivre avec l’idée que tu m’auras laissé violer l’esprit de Dominic ?
Dom se recroquevilla pour se coller contre Adam. Andy, le souffle coupé, leva finalement ses yeux emplis d’horreur. Je tentai de me frayer de nouveau un chemin jusqu’à la surface, sans même savoir ce que je pourrais bien faire pour arrêter Raphael. Lugh demeura fermement aux commandes.
— Fais quelque chose, pensai-je comme une folle.
Il secoua légèrement la tête mais ne broncha pas.
Les yeux d’Andy scintillaient de larmes quand il affronta le regard de défi de Raphael.
— Espèce de salaud, lâcha-t-il en s’étranglant à moitié.
Raphael haussa les épaules.
— Je suis ce que je suis. Et tu es ce que tu es. (Il se pencha au-dessus d’Adam et de Dom pour tendre la main.) Finissons-en.
— Maudit sois-tu ! lança Andy.
À ma grande surprise, il tendit la main et attrapa celle de Raphael.